Katerine présente cette semaine sur scène son double album nu mais culotté, L'Homme à 3 mains/Les Créatures. Explication de texte avec une mémoire qui refuse de flancher quand on évoque la Vendée, les bénitiers, les vertes années et les gallinacés. Au lieu de lui poser des questions, on lui a chanté ses paroles.

Philippe Katerine : Je n'ai pas l'habitude d'être nu en général. Mais c'est ce qui me paraissait le mieux représenter le disque : une intimité dévoilée. J'ai laissé mes poils, mes pieds rouges, mes boutons sur les épaules. Comme j'ai laissé ce que je n'aurais pas laissé autrefois sur mes enregistrements. Avant, j'avais tendance à cacher les imperfections, à faire en sorte que ça soit joli. Là, j'ai laissé comme tel, avec des toussotements de gorge, mon accent vendéen, une guitare plus ou moins accordée. J'ai voulu gommer un ego que j'ai pu avoir en studio, quand j'avais envie que la musique corresponde à une image de moi précise. Avant, ma musique, c'était plus Jacques Demy que Pialat, je me projetais à travers mes disques dans un univers plutôt avantageux, je faisais plutôt de la fiction. Maintenant, je préfère faire comme un journal intime que tout le monde puisse consulter.

Les Inrock : "Petit Philippe, comme il aimait Jésus-Christ, les bras en croix, et qui tendait la joue, et l'autre joue, et l'autre joue..." (Petit Philippe)

Sur la pochette des Créatures, j'ai une ficelle autour du cou, avec au bout un crucifix qui est caché derrière mon bras. J'ai pas mal d'icônes religieuses autour de moi, ce sont des objets importants, qui me rassurent. J'ai été croyant jusqu'à l'âge de 12-13 ans. A l'époque, je voulais être prêtre. Je n'ai jamais été enfant de chour, mais j'allais à la messe tous les dimanches, à la catéchèse tous les mercredis, je lisais la Bible et les Evangiles. Ça venait d'abord de mes parents, puis c'est rapidement devenu une nécessité pour moi. Ensuite j'ai rompu complètement, tout en restant fasciné par tout ça. J'ai beau essayer de fuir, je sais que ça me rattrapera toujours. Je suis obligé de faire avec et contre. Quand je suis passé au rock, j'ai transposé : Jésus-Christ ressuscitait en Lou Reed, Brian Wilson, Paul McCartney ou Andy Warhol. Maintenant, je reviens à ma plus grande pop-star, Jésus-Christ. Quand on le voit sur une croix avec ces femmes priant à ses pieds, c'est une image du spectacle du rock... J'aime m'isoler dans une église. Je caresse les bancs de bois, je vais allumer un cierge, je sens cette odeur si particulière, cette fraîcheur. C'est comme une maison dans laquelle je reviens. Je cherche aussi de la musique. Ma passion tient vraiment aux odeurs, à une espèce d'érotisme contenu et prêt à exploser. Je reviens souvent à l'image christique, qui est pour moi l'image la plus érotique qui soit. L'éducation catholique m'a aidé à me construire physiquement, dans mon rapport au sexe opposé. C'est un apprentissage lié à la culpabilité et à la frustration, qui sont les deux moteurs de mon existence encore aujourd'hui. Sans ça, je ne fais rien.

"Comme il fait bon, à y retourner, au pays de mon premier amour... Comme il est bon de se séparer, du pays de mon premier amour..." (Le Pays de mon premier amour)

La frustration d'avoir vécu dans une petite ville de campagne, où je n'avais accès à aucun disque, aucun livre, lisant des journaux parlant de disques que je ne pouvais pas acheter, a développé mon imagination. Je lisais des choses sur le Velvet Underground ou èl Records qui m'ont fait énormément fantasmer. Les critiques que je lisais ressemblaient à la musique que je voulais faire. Je me suis construit autour de cette frustration, en me bâtissant un univers musical lié à l'écriture. J'ai beau jouer les kékés, je me sens coincé dans tout ça, c'est difficile de s'échapper de la Vendée. La Vendée s'est insurgée pour maintenir le clergé et la monarchie : se rebeller pour conserver, c'est très particulier. C'est une région curieuse à cause de son histoire, mais elle l'est encore aujourd'hui. De Villiers a mis une toile sur toute la région. Quand il y a des colloques pour les industriels, on leur conseille la Vendée pour s'installer, parce que c'est le département où il y a le moins de grèves. Les patrons sont respectés, voire admirés. Dans les églises, il y a encore des sièges réservés pour les notables. Il y a une fascination curieuse pour l'autorité et le divin. Certains ont fait bloc contre cette tradition vendéenne gluante, il y a eu des réactions. J'ai commencé par faire des groupes à Chantonnay, on essayait de faire du bruit dans le bourg. Faire des décibels dans le bourg un dimanche, c'est quelque chose ! Après, je n'ai plus trouvé mon compte dans un groupe, une idée partagée par un groupe me déplaisait : j'ai voulu creuser un sillon plus personnel.

"Paris est une ville formidable où les gens crèvent, partout..." (L'Américaine)

Maintenant, je n'ai pas de maison, je vis entre Paris, Nantes et la Vendée. Mais il y a un peu plus d'un an, au moment de réaliser ce disque, j'ai pris un appartement à Paris, au 60, boulevard de Clichy. La vie m'a posé là et les circonstances se sont réunies pour que je sois dans une ville que je ne connaissais pas vraiment et dans laquelle je pouvais me perdre, m'abandonner. J'aurais pu m'abandonner à des drogues, à la nourriture, à l'alcool, au sexe, mais ça a été à la ville. Les chansons sont venues de cette espèce de chaos. Je me suis retrouvé dans un milieu que je ne maîtrise pas et dans lequel je me laissais flotter comme dans un fleuve tourmenté. Je n'avais pas peur, j'étais très vaillant, très aventurier, c'était un désir de se perdre pour se retrouver. C'est comme une ivresse, j'ai vécu cette période comme quelque chose de plutôt gai, avec de l'ivresse, de la vitesse, de la perte. Il y avait aussi de la solitude, mais j'ai toujours aimé la solitude. Dans cet appartement, je ne me sentais pas vraiment à mon aise, c'était un meublé, je n'avais pas d'affaires à moi. Le fait de ne pas avoir de chez-soi me donnait le désir de fixer quelque chose, dans un environnement urbain qui me frappait par les sons et les lumières. Pigalle est un endroit qui m'a marqué, qui reste encore assez chaotique. J'essayais de faire quelque chose de cet appartement, comme si chaque chanson était un meuble, une pièce. Faire des chansons, c'est habiter vraiment quelque part. Mon cahier bleu grand format, dans lequel j'écrivais mes chansons et avec lequel je me promenais toujours, était devenu mon appartement, il traînait toujours dans mon sac. Il m'est arrivé de voyager une fois sans mon cahier : j'ai cru devenir dingue. Il fallait qu'il soit là. Maintenant j'ai un portable, fini les cahiers... Au moment de composer, entre juillet et décembre dernier, j'étais chez moi, je lisais des livres, je ne voyais pas grand monde, j'allais prendre des pots, manger les plats du jour tout seul. Je ne sortais pas vraiment, mais je savais qu'il y avait quelque chose en moi qui remuait. J'attendais le moment propice, comme si je guettais ma proie. J'attendais le bon moment pour prendre ma guitare et à chaque fois que je la prenais, j'avais une chanson qui venait. Je mettais ma guitare dans un coin de la pièce et je tournais autour. Quand je la prenais, ça sortait tout de suite, en une demi-heure. C'était à peine croyable pour moi, ça allait très vite.

"J'ai 30 ans, aujourd'hui 8 décembre 1998... J'ai 30 ans et je suis un enfant." (J'ai 30 ans)

J'ai passé mes 30 ans tout seul et je ne m'en portais pas plus mal. Pour moi, c'était un jeudi dans mon appartement, pas un anniversaire. Ce jour-là, j'ai fait une chanson. Le constat de J'ai 30 ans, c'est qu'à 30 ans, tout reste à construire. Dans la chanson, j'appelle, je voudrais que ça vienne. Toutes ces phrases sont autant de chansons à faire, une énumération de titres de futures chansons. L'âge est toujours perçu comme un fardeau. Moi, je le prends plutôt comme une bénédiction, avec l'impression de ressusciter chaque matin et le bonheur d'être en vie, de pouvoir marcher dans la rue, écouter, ingurgiter. J'ai l'impression d'être un jouisseur. Le troisième moteur de ma vie, c'est la jouissance. Je prends, je passe du bon temps, presque avec une espèce d'arrogance. J'ai l'impression d'être dans une situation privilégiée, où je prends ce qui m'est dû. J'ai cette chance de pouvoir organiser ma vie, ça tient à ce que je fais et c'est un privilège absolu. Je serais bien malheureux si ça s'arrêtait

"Je suis mort le 8 décembre 2008, mais je ne sais plus exactement de quoi. D'une complication pulmonaire peut-être, ou un piano à queue m'est tombé sur la tête, alors que j'allais chercher des cigarettes au bar-tabac de la rue Lepic." (08.12.2008)

Cette prévision de ma mort, c'est quelque chose que j'ai rêvé je ne sais pas pourquoi j'ai écrit ça. Tout ce que j'écris, je ne le comprends pas très bien, c'est sorti comme ça. C'est un fantasme, j'écris des chansons pour me réinventer une vie qui ne me convient pas, pour me reconstruire dans un imaginaire. Je suis au milieu de rêves, de cauchemars et de mes obsessions : la maladie, le christianisme, les hôpitaux. Je me vois toujours malade, j'ai toujours cru mon corps rongé par la maladie. Je me suis toujours plaint d'une boule au milieu des poumons. Je la sens tout le temps, je sais qu'elle est avec moi et qu'elle ronge mon intérieur. Je suis allé chez un médecin qui m'a dit "Monsieur, vous vous faites des idées, vous êtes ridicule, vous allez passer l'an 2000." J'en étais presque déçu. Cette boule m'a travaillé. J'avais l'impression que tout ce que j'ingurgitais comme nourriture, boisson, nicotine le vice, en fin de compte était centré dans cette boule. Maintenant, je la sens un peu moins, peut-être que je l'ai un peu expulsée. Je vis complètement avec un sentiment de sursis. Je me suis fait opérer du cour en 76 et depuis, j'ai l'impression de vivre du bonus. C'était une opération assez grave, à cour ouvert. Mon cour a été remplacé par une machine pendant seize minutes. Quand on a vécu ça, ça travaille. Cette machine, elle m'a sauvé. Je ne sais pas où elle est, mais je lui dois beaucoup.

"Le 11 décembre 1998, je l'ai acheté 52,55 f chez le boucher chauve rue de la Bastille. Je l'ai mangé, chaud le midi, froid le soir, avec une bouteille de vin rouge. Je l'ai adoré le poulet. Mon poulet n° 728120, je t'aime, je pense à toi." (Poulet n° 728120)

Je n'écris que sur des sujets qui m'intéressent, et la nourriture en fait partie, elle a une place prépondérante dans ma vie. J'adore ingurgiter, avaler. C'est une passion, j'y pense tout le temps. Je ne suis absolument pas gourmet, plutôt boulimique. J'ai mangé ce poulet dans un état d'extase qu'on peut comprendre ou pas. J'étais tellement plein de ce poulet que j'en dormais à peine, il vivait en moi, comme un enfant que je portais. Je me suis relevé dans la nuit, fiévreux, avec une seule idée en tête : ce chant d'amour pour le gallinacé. C'était un bonheur réel, qui a été vécu. Si je ne me maîtrisais pas, je n'écrirais que là-dessus, sur chaque repas que je fais. Là, j'ai mangé un rouget et ce n'est pas l'envie qui me manque d'écrire une chanson à son propos : j'ai adoré ce rouget. La nourriture n'est pas un sujet innocent. Manger me transporte, c'est une véritable extase. J'aime beaucoup les repas familiaux où on remercie Dieu de nous donner le poulet, les légumes, le vin, le pain. Quand je bois une bière, je pense au houblon, à l'alcool, aux gens qui ont travaillé pour la fabriquer. C'est leur rendre honneur. Même chose quand on conduit une voiture. C'est bien de penser que ce n'est pas qu'un amas de ferraille, qu'il y a des gens qui ont travaillé à la chaîne. J'ai travaillé chez Citroën, j'ai travaillé dans un abattoir de poulets. J'ai connu ces étapes, je sais ce qu'il en est. En débauchant de chez Citroën, je n'avais qu'une envie, conduire une Citroën. Et en débauchant de l'abattoir de Saint-Fulgent, je n'avais qu'une envie, manger du poulet. Dans la nourriture, j'aime tout, le goût intervient moins que la quantité. Je n'ai jamais autant mangé, bu, fumé, aimé ou écrit de chansons qu'en ce moment. C'est bien, mais je n'ai plus le temps de dormir.

Stéphane Deschamps