La première écoute des nouveaux albums de Katerine donnait une impression de délire, de chaos drôle, mais assez obscur. Finalement « Les Créatures » (enregistré avec les gens de Mellow aussi bien que ceux du label expérimental Rectangle) et « L'homme à trois mains » (enregistré seul à Paris, et traversé par le fantôme de Boris Vian qui habitait juste à côté) ont une vraie cohérence. Le Katerine pop que nous connaissions, celui dont les mélodies enthousiasmaient autant le Japon que la France, n'était pas le vrai. Ce double album, et principalement « les Créatures », est une façon de s'épanouir, d'accepter sa part d'ombre. L'occasion de faire le point sur une vie qui ne lui convenait pas et de régler ses comptes avec des parents musicalement castrateurs. Il l'avouera lui-même : l'enfance est le noud de cet album. On y a plongé à ses côtés et ses albums ont tout de suite un autre goût.
Mes premiers contacts sérieux avec la musique ont eu lieu avec des fanzines qui parlaient de pop anglaise, les Pastels, Jesus & Mary Chain. Je n'étais pas très actif, j'ai dû faire quelques interventions. Je me suis surtout retrouvé dans les fanzines car ils ont été les premiers à s'intéresser à moi. A l'époque, j'ai joué dans beaucoup de groupes vendéens, mais j'empilais mes chansons. Je me suis acheté un quatre pistes et j'ai trouvé du bonheur à enregistrer des cassettes auto-produites. J'ai dû sortir trois albums (une quinzaine de chansons, une pochette.. que je copiais à une trentaine d'exemplaires) en un an et demi. Et finalement mon premier véritable album, « Les mariages chinois », est un peu un best of de cet époque là. Un peu comme Babybird a fait finalement.
Comment un label peut-il accepter de publier un tel disque ?
C'était une époque où les choses changeaient. En 1991, il y a eu des gens nouveaux dans ce milieu. Quelqu'un comme Alan Gac (ndlr : boss de Rosebud) avait une vision très inconsciente de la musique. Il avait dix-huit ans et construisait les choses au coup par coup, en essayant d'amortir ses albums, sans penser comme une major. Et le fait que Rosebud ait été avalé par une major n'a rien changé à ce système. Sauf que quand un artiste ne marche pas, il peut se fait virer. Au moins, Alan a droit à un coup d'essai. Il y a quand même une certaine liberté de faire, en tout cas je la ressens. Je vois plutôt Rosebud ou Lithium comme des laboratoires dans des majors, plutôt que des indépendants vendus au grand capital. Il n'y a pas d'indépendance pour les maisons de disques. Même pour un label comme Tricatel, Bertrand Burgalat, comme les autres, subit la pression de son banquier. Pour en revenir à Alan Gac, sans lui, je n'aurais pas pu faire « L'homme à trois mains ». On m'aurait fait réfléchir en me disant que personne n'achèterait ce genre de truc. Pour ça, Alan est fabuleux. Il ne vient pas en studio, ne pense pas en terme de cible ou de carrière. C'est un ami et certainement pas un censeur. Quand on se voit on parle de tout, sauf de musique.
Tu crois qu'il y a maintenant une ligne Rosebud qui se dessine ?
Il y a une connivence entre les Little Rabbits et moi. On vient tous du bocage vendéen, on se voyait avant de faire des disques. ce sont vraiment des amis. Là encore, quand on se voit, on ne parle pas forcément de musique, mais le fait de boire des coups ensemble, je crois que ça nous influence. Et puis il y a une mini compétition entre nous. Je n'aurais pas pu enregistrer ce que j'ai fait sans le dernier album des Little Rabbits. « Yeah ! » m'a éveillé à un certains sens du chaos.
Tu penses que ton disque est professionnellement suicidaire ?
Je pense que quand on fait les choses de façon honnête, que l'on va au bout de soi, ce n'est pas un suicide commercial. J'ai tendance à croire que les gens vont s'intéresser à ce que je fais. D'ailleurs, on s'intéresse beaucoup plus d'avant à ce que je fais ! Les réactions sont plus marquées, les gens prennent plus à cour les chansons qu'avant.
Pour écrire des paroles aussi barrées, que prends-tu comme drogue ? Un mélange ?
Ca reste mystérieux, mais je laisse aller mon esprit sur le papier. Je fais des recoupements, des fois je découpe des bouts de textes, que je colle avec d'autres phrases. Ce sont souvent des périodes assez brèves. Quand j'écris un texte, c'est souvent dans l'instant. Je finis en sueur, très éprouvé. Ce n'est pas douloureux, mais c'est physique. Il y a une part d'écriture automatique, je pense. Je tiens à laisser certains choses en friche en tout cas, même si je corrige un peu. Le premier jet est souvent très proche de la version définitive. C'est une méthode nouvelle pour moi mais qui a été d'autant plus possible que je n'ai pour ce disque pas beaucoup de contraintes dues à la mélodie ou à la versification. Je n'avais pas envie de m'embêter avec des formatages.
Et le résultat ne t'a pas fait peur ?
Des fois, oui. Il y a pas mal de chansons que je trouve encore monstrueuses. Je me suis surpris moi-même, un peu effrayé aussi. Je ne me croyais pas capable d'écrire de telles choses. Du coup à l'avenir je vais surtout retourner vers quelque chose de plus calme. Mes chansons récents sont déjà beaucoup plus sereines, beaucoup plus développées mélodiquement. Je vais retomber sur mes pieds. Heureusement d'ailleurs, car cela devenait un peu. difficile.
On a vu sur Internet une fille qui trouvait à tes textes une certaine poésie.
Ce n'est pas quelque chose que j'ai essayé de faire. J'ai juste voulu fixer des dates, des lieux. Le temps est un thème assez récurrent dans cet album. Au fut et à mesure que l'on grandit, on a envie de se retourner un petit peu. J'aime bien regarder des photos ou revenir dans des endroits où j'ai vécu. Ce n'est pas vraiment de la nostalgie, mais je suis assez attaché à des lieux, des odeurs. Dès mon adolescence - qui n'a pas été une bonne période, j'étais assez mal - j'ai commencé à me retourner sur mon passé. Et ça a empiré après. A cet âge, je jouais souvent au basket, c'était une passion. On était une équipe d'amis très proches, qui vivait presque ensemble 24 heures sur 24. C'est une équipe qui fonctionnait à plein régime. Je suis un peu nostalgique de cette réussite que l'on avait, de cette espèce d'entente, de dialogue très fluide à travers le sport. Je les revois toujours d'ailleurs quand je retourne chez mes parents, je vais bientôt être témoin du mariage du pivot de l'équipe.
Pourquoi ce besoin de dater précisément les événements dans tes textes ?
J'ai toujours fait ça. Dès mon enfance, j'ai tenu un espèce de tableau biographique avec des horaires, des prix, des chiffres, des dates, des noms de rues. pour essayer de rendre les choses un peu plus claires dans mon esprit. J'ai toujours poursuivi cette activité, presque quotidienne. Je notifie, je classe chronologiquement ou sentimentalement. J'arrive à faire des recoupements entre l'un et l'autre mais je ne m'y épanche pas sur ma vie, mes petits problèmes de cours. C'est un peu un journal intime mathématique : j'additionne les chiffres pour en créer d'autres totalement abstraits, mais qui pour moi ont un sens. Je n'en tire pas de règle, mais cela me crée une satisfaction du moment, je me sens bien à faire cela. Je travaillais aussi beaucoup sur des cartes. J'y mettais des dates, des numéros de route, des flèches. Je relatais mes événements par divers signes. Cette manie m'avait un peu passée, mais elle est revenue dans mes chansons.
Tu as raté ta vocation : c'est professeur d'histoire-géographie que tu aurais dû être !
J'aurais préféré. Pas forcément prof, mais j'aurais aimé être dans ce domaine. Je suis dans la chanson parce que j'ai loupé mes études. Pour faire de la chanson, il n'y a pas besoin de diplômes, c'est plus accessible, surtout quand on travaille comme moi en autodidacte. Je n'ai pas fait le conservatoire, je ne connais même pas le solfège, mais pour moi c'était une solution de facilité à un moment donné, qui s'est avéré un terrain d'exploration suffisant.
S'il y autant de dates dans tes chansons, c'est donc pour clarifier ton esprit.
Pendant la conception de ces deux albums, j'étais dans une période où j'avais besoin de me retrouver. J'étais entre deux villes, entre deux expériences. J'ai eu besoin de l'écrire, de l'enregistrer. L'ordre des chansons est la restitution des journées que je passais, à la fois très serein et très chaotique, du rire aux larmes. C'était un période un peu. (il hésite) difficile à.. (il ne trouvera pas) C'était très déséquilibré, du chaos sans cesse. J'ai voulu très certainement reconnaître ces paradoxes en moi.
Quelle était l'origine de ce mal être ?
Un déménagement, des ruptures diverses, un écourement par rapport à des gens, à la vie, mais surtout par rapport à mes propres chansons. Avec « Mes mauvaises fréquentations », j'étais allé au bout d'une écriture, d'une orchestration. Mon changement musical n'a rien à voir avec celui de Dominique A, qui voulait un peu contrecarrer le star-system. Je me fous bien de ce genre de choses. Je ne me reconnaissais plus dans mes chansons, je ne me retrouvais plus dans mes concerts. J'étais presque en désaccord complet avec ce que j'écrivais parce que ça ne reflétait pas ma complexité.
Comment as-tu pu écrire ces chansons alors ?
Sous une autocensure permanente qui vient d'un accord parental. C'est aussi pour cela que j'ai posé nu pour la pochette de l'album. Ce n'est pas par narcissisme, sinon j'aurais fait corriger les pieds tout rouge, les bourrelets, certains poils. Je me suis laissé complet. Comme pour les enregistrements, où j'ai souvent gardé la première prise. J'ai même enregistré Le Pyjama de Soie en étant nu. Cette pochette est surtout faite pour emmerder mes parents. Il faut bien que la crise d'adolescence se passe, pour moi c'était à trente ans. J'ai des parents très bigots, très catho pratiquant. J'ai voulu être prêtre à douze ans, missionnaire par la suite. Puis j'ai quand même eu un rejet à l'adolescence. En même temps, l'image du Christ me poursuit toujours comme l'image érotique ultime.
Tu vas voir un psy de temps en temps ?
Pas la peine, vous êtes là pour ça. Et c'est gratuit en plus. Les interviews sont une sorte de psychothérapie.
Et quelle a été la réaction de tes parents à l'écoute des « Créatures » ?
Quand ils ont écouté le disque et vu la pochette, ils ont pris une semaine de location à Lourdes. Ils ne m'ont pas renié pour autant, ils m'ont accepté comme une brebis égarée revenant au pays. C'est comme si je leur avais parlé tout d'un coup, par le biais du disque.
La chanson Je vous emmerde prend du coup une autre dimension.
Oui. C'est toujours la crise d'adolescence, le cri primal. Même poète-pouet, c'est suffisant comme cri primal. C'est en fait une situation que j'ai rêvée. Je rêve souvent que je chante une chanson et c'est la base, entre autres, de celle-ci.
Pour finir, comment t'es-tu retrouvé à travailler avec les Recyclers (nldr : créateurs de Rectangle, label français de musique expérimentale) ?
J'avais participé au projet « Morceaux Choisis » du label Rectangle, et je me suis donc retrouvé un matin à enregistrer avec les Recyclers. Nous avons enregistré trois chansons en une heure. J'ai été assez surpris par la méthode à la fois technique et spontanée. Sans paroles, sans discours. Juste faire de la musique. Ca m'a assez impressionné, secoué et du coup j'ai voulu enregistrer l'album de cette façon-là. Ca m'a permis de m'interroger sur mes méthodes. Je me suis aperçu que je parlais beaucoup plus de musique que je n'en faisais. Cela rend plus disponible pour avancer. Finalement c'est un album qui m'a beaucoup apporté.
Pour finir, combien d'hommes à ton avis, à ce moment très précis, combien se branlent dans leur lit ?
Autant que l'on peut imaginer. C'est énorme, on n'a même pas idée. C'est atroce en même temps. C'est laid. Non ? Comme tu vois, mon éducation catholique a encore du poids sur moi.
Propos recueillis par Christophe Graciot